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La légende d'une
Savoie province
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Se dire Savoisien c'est se réclamer d'un pays: la Savoie. Mais qu'en est-il de ce pays savoisien? Les historiens français affirment qu'il n'a jamais existé, pas plus que le peuple savoisien et que la Savoie, avant que d'être annexée par la France, n'était qu'une province asservie au Piémont et peuplée de Sardes!
Cette légende d'une "Savoie province italienne" constitue aujourd'hui l'opinion commune, du moins celle des historiens français et de leurs émules, mais qui d'autre écrit et enseigne l'histoire de la Savoie ? Cependant le seul fait que ces historiens soient issus de la puissance annexante, ou qu'ils se réclament de sa nationalité, suffit à les disqualifier pour évoquer l'histoire du pays annexé. Ils sont aussi crédibles lorsqu'ils évoquent aujourd'hui l'histoire de la Savoie que l'étaient les historiens de l'Union Soviétique lorsqu'ils évoquaient l'histoire de la Lituanie. Il convient donc, afin de percevoir ce qu'était la Savoie avant d'être annexée, de se rapporter à des témoignages de l'époque. Qu'était donc la Savoie avant son grand siècle de francitude ? Qu'était donc la Savoie avant qu'un siècle de nationalisme français triomphant n'en déforment l'image?
Comme toujours c'est le passé proche qui pose problème; plus on s'éloigne dans le temps et plus les avis convergent sur l'histoire de la Savoie. Ainsi nul n'a jamais nié que la Savoie fut constituée en État-Nation dès le Moyen Age. L'État savoisien était déjà fortement constitué à cette époque: une autorité unique solidement instaurée sur de bons fondements, des atouts juridiques, une force militaire importante, un réseau d'alliés s'étendant de l'Angleterre jusqu'au monde byzantin, tout cela contribuait à constituer l'État savoisien.
Quant à la nation, elle puisait son essence dans une communauté d'origine, d'histoire, de moeurs, de langue et de territoire. Les communautés rurales et urbaines, les seigneurs et ecclésiastiques, acceptaient l'autorité de cet État qui s'imposait dans les domaines de la juridiction, de la législation, du monnayage et de l'imposition. En contrepartie l'État apportait sa protection constante et efficace à tous, honneurs et avantages aux seigneurs, franchises et politique économique aux communautés rurales et urbaines. L'État créait également des emplois ouverts à tous dans l'administration princière, (jusqu'à 2400 offices au XIVè siècle).
Le XIIIè siècle sera le temps de la mise en place de la monarchie administrative, au Conseil Comtal sera adjoint une notable chancellerie. En 1329 le Comte Aymon remplace les conseils ambulants de justice " assises en plein l'ombre des sapins..." par un Conseil Résident de Justice fixé à Chambéry, ce Conseil est l'ancêtre de l'actuelle Cour d'Appel. Des organes de contrôle seront mis en place, le plus célèbre étant la Chambre des Comptes pour les finances. Au XIVè siècle Chambéry devient la capitale administrative, Montmélian le centre militaire, Le Bourget la principale résidence princière, Hautecombe le mausolée dynastique. A cette époque la Savoie constitue un étonnant îlot de sécurité en Europe, l'équilibre est atteint et la législation princière a su se développer sans remettre en cause le droit privé, tout cela contribue à la prospérité du pays. La grande sagesse des princes sera d'établir le droit en respectant la coutume, celle-ci avait un tel poids que c'eût été une grande maladresse de ne pas la respecter. On peut situer la première assemblée nationale vers 1265, lors de l'adoption des Statuts de Savoie. L'activité législative était alors limitée à la réglementation du notariat public et à des questions de procédure. Au fil du temps les Statuts promulgués périodiquement ont embrassé des objets de plus en plus vastes. Les Trois États seront en place dès le XIVè siècle, si les ecclésiastiques se font rares, les nobles représentent toujours les paysans, et les représentants des villes s'affirment en affirmant leurs franchises.
L' État savoisien médiéval n'était pas despotique à l'image de son voisin français; les princes refusent le culte du pouvoir pour lui-même, ils n'ont jamais la passion de l'argent et luttent contre les prodigalités, (ainsi Amédée VIII en promulguant ses Statuts de Savoie en 1430). Ce refus du despotisme a bien sûr connu quelques exceptions, mais elles ne l'ont pas empêché de grandement contribuer à consolider mutuellement État et Nation dans le creuset des vigoureux particularismes qui existaient en Savoie. Le respect de ces particularismes imposa le recours aux apanages. Car il y avait disparité entre les composantes mais, à l'époque, on ne confondait pas unité et uniformité. Et, bien que cette disparité allât en s'accroissant au fur et à mesure de l'expansion de la Savoie, la permanence de la géographie politique interdisait l'éclatement de l'État. Il faut en effet se garder d'oublier que l'État Savoisien s'est constitué autour d'un noyau territorial ancien, et que ce territoire des premiers âges se retrouve, pour sa plus grande part, dans les deux départements qui portent encore le nom de Savoie. Aucun État de la fin du Moyen Age n'a pu durer et s'étendre sans une base nationale ancienne. Les Savoisiens d'aujourd'hui, vivant sur les terres historiques de l'État médiéval, issus du peuple qui constitua la nation savoisienne, sont les héritiers directs de cette nation savoisienne, et nul ne peut leur contester cet héritage. D'ailleurs nul ne leur a jamais contesté, on a simplement tout fait pour qu'ils n'en aient pas connaissance: en les tenant dans l'ignorance de ce passé, et en leur enseignant une histoire qui n'est pas la leur.
Fort bien, une nation savoisienne existait au Moyen Age, cela nul ne le conteste, mais cela c'est du passé ! Un passé inutile dans la France contemporaine où les Savoisiens ont souhaité se dissoudre pour s'affirmer Français. C'est du moins ce qu'on nous opposera, nous allons voir que cela ne tient pas et que le peuple savoisien n'a jamais cessé d'exister et de s'affirmer comme tel, du Moyen Age à nos jours.
En 1536 la France envahit une nouvelle fois la Savoie, François Ier crée à Chambéry une nouvelle assemblée pour suppléer à la Chambre des Comtes réfugiée en Piémont auprès du duc Charles III. Il s'agit en fait d'un véritable parlement qui bénéficiait d'avantages que ne possédaient pas ses semblables en France. François Ier savait parfaitement que la Savoie, même soumise par les armes, ne pouvait devenir une province française, il devait d'ailleurs beaucoup à ce pays: sa mère Louise d'Angoulême était fille du septième duc de Savoie. C'est sans doute pour cela que ce monarque français d'origine savoisienne céda aux demandes des Savoisiens qui lui exprimèrent leur désir de "voir conserver leurs coutumes et leur législation". Un édit royal du 6 janvier 1539 constitua ce parlement qui sera déclaré Cour Souveraine dix ans plus tard. Après le traité de Cateau-Cambrésis le duc de Savoie Emmanuel-Philibert, le vainqueur de Saint- Quentin, recouvrait ses États, (en 1563 la menace française contraindra ce prince à transférer sa capitale à Turin). Le 11 février 1560 un édit ducal faisait du parlement de Chambéry un sénat, (tout en le désignant expressément comme le successeur du Conseil Comtal fondé en 1329).
Le Souverain Sénat de Savoie devenait une vraie Chambre législative et constituante qui héritait des attributions des anciens États Provinciaux tout en conservant le style et les règlements du précédent parlement, son immense compétence s'étendait sur tous les domaines ducaux en deçà des Alpes, mais aussi sur la vallée d'Aoste. Le Souverain Sénat de Savoie allait devenir une pépinière de diplomates et d'administrateurs dans laquelle les princes de Savoie n'auront qu'à puiser pour le plus grand profit de leurs États dont la gestion représenta pendant longtemps un modèle européen. Les seules conditions requises pour faire partie de ce corps de haute magistrature étaient d'avoir au moins trente ans et d'être un juriste accompli; Le choix effectif revenait au prince qui en fait ne faisait que ratifier le choix du Sénat. Le prince nommait également le premier président mais en le choisissant obligatoirement parmi les sénateurs en poste. Ce Premier Président avait une prérogative remarquable: celle de gouverner le duché en l'absence du représentant du Prince. Cette faculté constitue la plus grande différence entre le Souverain Sénat de Savoie et le Parlement de Paris où jamais le roi de France ne toléra pareille délégation de pouvoir en faveur du premier magistrat du royaume. La charge de sénateur n'était pas vénale, et dans le domaine des préséances, le Sénat passait avant la noblesse du sang. Il y eut certes des défauts, des corruptions, des ambitions, des querelles, des petitesses, mais dans l'ensemble, le corps fonctionna sans grande défaillance, en jouissant auprès du peuple de Savoie pendant près de quatre siècles d'une considération permanente. Les magistrats du Sénat avaient une telle réputation d'intégrité et de désintéressement qu'ils trouveront même grâce devant les impitoyables rigueurs de la révolution française. Une révolution qui ruina et dévasta la Savoie et initia une occupation française qui dura de 1792 à 1815, durant cette occupation " les pertes humaines peuvent être estimées à 80.000 dont 54.000 tués" ( selon P.Guichonnet). l'affaire est entendue, le peuple savoisien n'avait nul besoin d'être délivré du joug féodal par la république française: les droits seigneuriaux avaient déjà été abolis en Savoie ! Mais ce cruel épisode d'occupation française est à retenir dans notre histoire car les envahisseurs, se drapant dans la moralité d'un généreux dessein visant à libérer les peuples opprimés, vont reconnaître, à l'occasion de cette occupation et de cette annexion, la souveraineté du peuple savoisien.
Le citoyen Grégoire, député du Loir et Cher rédigea un rapport sur " La Réunion de la Savoie à la France", ce rapport figure en préambule du Décret de la république française qui, en date du 27 novembre 1792 entérine l'annexion de la Savoie, voilà ce qu'écrit le citoyen Grégoire: - " Le peuple de Savoie est souverain comme celui de la France car la souveraineté n'admet ni plus ni moins, elle n'est pas susceptible d'accroissement ni de diminution..." - " Il consiste dès lors que la demande en réunion, faite au nom de la nation savoisienne, est l'expression libre et solennelle de la presque-totalité des communes; elles déclarent, par l'organe de leurs représentants, qu'aucune violence, aucune influence étrangère n'a dirigé leurs opinions; et dès-lors le souverain a parlé." Ensuite le citoyen Grégoire évoque "l'assemblée nationale savoisienne" et " la fusion complète des deux peuples en un seul " (Savoie et France). Puis il rend hommage à la liberté naturelle du Savoisien: "Le Savoisien déployant la fierté d'une âme qui ne fut jamais rétrécie par la servitude, prouve que l'homme des montagnes est vraiment l'homme de la liberté." Plus loin, un bel exemple de solidarité républicaine :" Une nation pauvre s'associe à une nation riche; elle s'agrandit de toute notre puissance... La réunion de ces deux contrées (France et Savoie), forme une époque unique dans l'histoire du monde." (au passage le citoyen Grégoire évoque les ressources naturelles et humaines de la "Nation pauvre" qui ne sont pas négligeables). Et pour conclure en apothéose, à la suite de ce rapport, la Convention Nationale décrète l'annexion de la Savoie à la France; ce décret de la première République française ne sera jamais abrogé, en voici le préambule: " La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités de constitution et diplomatique, et avoir reconnu que le voeu libre et universel du peuple souverain de la Savoie, émis dans les assemblées de communes, est de s'incorporer à la république française; considérant que la nature, les rapports et les intérêts respectifs rendent cette union avantageuse aux deux peuples, déclare qu'elle accepte la réunion proposée, et que dès ce moment la Savoie fait partie intégrante de la République française."
Voilà comment la république française percevait officiellement la Savoie en 1792, je n'ai vu nulle part les mots Sarde, Piémontais, province ou Savoyard, mais partout les mots: peuple, nation, souverain, et Savoisien!
Au lendemain de la magnifique victoire de Waterloo le peuple savoisien enfin délivré du joug français retrouvait son autonomie. De 1815 à 1860 la Savoie allait vivre ses dernières années savoisiennes; elle avait retrouvé son Souverain Sénat, et quarante-cinq années ne furent pas de trop pour relever les ruines dues à vingt-deux ans d'occupation française, vingt deux années de pillage en règle, de dévastation, de conscription, de déportations et d'exécutions. En 1815 la Savoie était exsangue mais libre et débarrassée des Français, personne n'aurait jamais songé alors que quarante-cinq ans plus tard elle tomberait de nouveau dans les griffes de l'ennemi héréditaire qui l'entraînerait alors dans un sombre cortège de guerres coloniales, européennes, et mondiales. Au lendemain de l'occupation française le peuple savoisien, comme tous les peuples alpins, ne rêve que de greniers pleins et de moissons à venir, ne veut plus vivre les guerres des puissantes nations voisines, et aspire à la paix que lui confère enfin sa neutralité helvétique issue du Congrès de Vienne. Peu à peu l'identité se recompose autour des traditionnelles valeurs culturelles. Joseph Dessaix, historien savoisien, s'attelle, en 1854, à un vaste projet: "Élever un monument grandiose à la gloire de la patrie savoisienne." C'est une véritable encyclopédie que Joseph Dessaix veut ériger à la gloire de la Savoie "Convaincu qu'on ne saurait écrire l'histoire intime d'un peuple, sans avoir foulé du pied le sol du pays, j'irai demander à chaque province, à chaque commune, à chaque ville à chaque village, ses coutumes, ses usages, ses traditions, ses chroniques et ses légendes ... La nation par mon organe racontera son histoire, je tiendrai la plume et le peuple dictera.". Dessaix considérait son projet comme sa contribution à la construction de la nation savoisienne: " Chacun apporte sa pierre à l'édifice national. Notre histoire méconnue sort des langes qui l'enveloppaient comme un enfant au berceau." L'enfant ne vivra pas ! Les prémices de l'annexion interdiront à Dessaix d'achever son ouvrage. Mais les premières livraisons de son encyclopédie constituent à elles seules un fantastique témoignage et il faut saluer l'éditeur genevois Slatkine qui en a récemment entrepris la réédition, et qui nous propose aujourd'hui un magnifique ouvrage de 800 pages avec plus de cent illustrations, " à la gloire de la patrie savoisienne."
Ainsi en 1854 la Savoie n'était pas une province; les termes de l'historien savoisien Dessaix sont sans équivoque à cet égard: " l'histoire d'un peuple, la patrie savoisienne, la nation, l'édifice national". Et lorsqu'outre Mont-Blanc on s'affairait à préparer l'unité italienne donnant ainsi l'impression de vouloir faire de la Savoie une province de ce nouveau pays, nos députés au parlement de Turin s'indignaient: " Vous ne ferez jamais de la Savoie une province italienne!", s'écria Monsieur de Viry, député de Saint-Julien au cours d'un débat à la Chambre. Les paroles de M.de Viry firent grand bruit, d'autant plus qu'en ce mois de janvier 1859 nul ne connaissait le secret des négociations de Plombières qui, loin de concocter à la Savoie un avenir italien, préparaient son annexion à la France. Et lorsque l'année suivante le sort de la malheureuse Savoie, réglé par ses puissants voisins, sera enfin connu, nul ne songera pourtant à lui dénier son passé national. Ainsi Napoléon III, le souverain français, qui avait un temps envisagé une partition de la Savoie entre France et Suisse, renoncera à ce projet et s'adressera à une délégation savoisienne en ces termes: " Mon amitié pour la Suisse m'avait fait envisager comme possible de détacher en faveur de la confédération quelques portions du territoire de la Savoie; mais, devant la répulsion qui s'est manifestée parmi vous à voir démembrer un pays, qui a su se créer à travers les siècles une individualité glorieuse et se donner ainsi une histoire nationale, il est naturel de déclarer que je ne contraindrai pas au profit d'autrui le voeu des populations."
C'est la France qui parlait alors par la bouche de l'empereur, et la Savoie qu'elle s'apprêtait à annexer n'était pas une province mais "un pays qui avait su se créer à travers les siècles une individualité glorieuse et se donner ainsi une histoire nationale"!
Et c'est ce pays, constitué en État-Nation dès le Moyen Age, qui entrera en 1860 dans l'espace français. Avec son droit de battre monnaie qui lui sera conservé par une convention qui sera trahie au bout de cinq ans, avec ses écoles universitaires, qui seront supprimées par décret quelques mois après l'annexion, avec ses lois qui seront transmises dans le droit français par un arrêt de la Cour de Cassation en ces termes: "L'annexion d'un pays n'a pas pour effet de supprimer les lois du pays annexé", avec sa neutralité qui ne sera pas respectée, avec ses zones franches qui seront révoquées, et avec son histoire qui sera enfouie sous plus d'un siècle de mensonge.
Un mensonge qui perdure encore aujourd'hui, l'histoire qu'on fait apprendre à nos enfants n'est pas la leur, n'est pas la nôtre et ne nous concerne pratiquement pas. "Un peuple qui a oublié son histoire est un peuple mort", écrivait François Mitterrand. A qui revient l'héritage lorsqu'un bien n'a pas d'héritiers? ... Il revient à l'État ! L'héritage qui a été détourné n'est pas seulement un bien culturel, et c'est pour cela que la république française fait tout, encore aujourd'hui, pour que le peuple savoisien demeure un peuple sans mémoire. Un peuple amnésique qui n'aurait pas même conscience de son existence passée et présente. Car c'est la famille française qui a adopté le misérable petit Savoyard sans mémoire , qui lui a donné son identité, une identité française, et qui gère son bien pour le plus grand bonheur de tous les français ! Peuple amnésique et sous tutelle l'heure du réveil a sonné !

par Jean de Pingon
(Cette page contient des articles extraits de la revue Le patriote SAVOISIEN)
Ce texte reproduit des extraits des ouvrages suivants :
Anne BUTTIN, Le Souverain Sénat de Savoie.
Henri ARMINJON, Chronique des dernières années du Souverain Sénat de Savoie.
Bernard DEMOTZ, État et Nation dans la Savoie Médiévale. .
 
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